La poésie n'est pas la tempête, pas plus que le cyclone. C'est un fleuve majestueux et fertile (...) La poésie doit avoir pour but la vérité
pratique.
Isidore Ducasse
...Je suis un héros de roman, un vampire, un voleur, un écrivain, un gosse, un comédien, un genre de serpent littéraire !
J'avais beau prétendre saisir les choses de ce monde au vol (ces choses que je faisais semblant de connaître), qu'est-ce qu'ils savaient de moi, les autres ? J’écrivais, mais je me trompais, j'attrapais les mots, jour après jour, je m'évadais vers ce lac de solitude qui me convenait, puisque je ne pouvais m'y noyer. Aujourd'hui je fais semblant de vivre, et mon c?ur saigne sous les coups des Ombres qui me narguent sans cesse les nuits froides où je meurs enivré, singer l'espace et faire croire à l'inspiration, mais il n'y a plus rien car je grandis je ne vaux rien, et ma lucidité est un poignard, je me déplace dans votre monde mon âme demeure en sursis sous les nuages noirs, j'ai beau prétendre saisir les choses de ce monde au vol, je ne les comprends pas je ne les ai jamais comprises, les jours défilent tristes je dois me faire une raison : je ne suis bien nulle part, les montagnes immenses de mon enfance n'existent pas, elles ne sont que de vagues souvenirs de vacances de randonnées et de peurs secrètes, j'ai tant erré seul entouré de gens esquintés qui ne m'apportaient rien (c'est ce que j'ai cru, orgueilleusement), aujourd'hui je reste seul à me maudire, en me prenant pour quelqu'un qui n'a jamais existé. Les artistes ravalent leurs oeuvres sans faire de bruit... Mais... J'entends des gens qui soupirent, tout près de moi. On m'espionne ? Ombres maladives, c'est bien vous ?
Je vais au travail : place Denfert je dois encore attendre le bus une petite demi-heure, je décide de marcher un peu, mon manteau est ouvert et le vent froid craque mon pull et étrangle ma peau et mes côtes, le soleil est déjà haut mais il est timide comme déposé là sagement sur les trottoirs troués de ce boulevard, alors je m'écarte pour éviter les touristes ahuris je prends la tangente : rue Daguerre il y a foule je me faufile entre les guitaristes et les fromagers du dimanche, j'entre dans une boutique de disques et j'achète comme ça un vieux Django Nuages et le premier album du Wu-Tang clan, à la sortie deux militants de la gauche-droite-centre me tendent un tract, on discute un peu je leur dis que le vote ne changera plus rien désormais, que l'insurrection est la seule solution, qu'ils ont beau causer chercher moi je leur dis qu'il faut songer à l'auto-organisation, ça c'est l'avenir ! la Commune messieurs ! ha ! si vous voyiez vos gueules ! ces arrogants me sourient vaguement bien sûr, ils ne comprennent pas ce que je bredouille malgré ma bonne humeur. L’automne-sacrifice se confirme et les passants s’affolent en tentant de secouer leur pauvre routine, au mieux cette conne s’évanouira ! et puis ces votants-séniles ces agonisants qui font leur marché en braillant sur leurs enfants, rentreront chez eux et se coucheront comme des fusillés ! elle est belle ta routine que tu souhaiterais me voir adopter ! Les rues sont des pastels acides : je m’y vautre en chantant, de petites sphères énergisantes rebondissent sur les pierres dans les pentes sévères, sur les murs je croise deux ou trois graffitis un peu trop stylés, je balance mon mégot de clope sur une affiche politique, les jours se déroulent et les gens attendent la fin, moi je tente de me mirer dans l’eau pourrie d'une énorme flaque et je me marre comme un mort-vivant fêtard, je balance une caillasse et remarque que les ondes-demoiselles sont de tristes cerceaux qui toisent les riches et les cadavres-baigneurs, au centre de la place je caresse la pierre le socle sur lequel stagne un lion lisse et sombre qui refuse de dévorer cette foule pressée, oh oui ! mes Ombres sont de retour ! elles dansent tout autour de lui, cérémonie vaudoue, je ne les ai jamais vues comme ça en plein jour, elles ne ressemblent à rien de connu rien d'entendu ce sont des voix qui s'entremêlent, vociférant crachant des lyrics acides, deux d'entre elles essaient de mordre des rideaux de fer et des carrosseries de voiture mais elles s'arrachent les dents et me les lancent en hurlant, celles-ci ont des visages d'enfants tétanisés qui soudainement se métamorphosent en têtes de vieillards philosophiques, la haine et la joie leur rompent le dos elles se contorsionnent pétrissent les nuages en urinant sur leurs bébés endormis dans des landaus innocents, d'autres sortent des couteaux et s'égorgent puis se réincarnent en faucons crécerelles afin de squatter les nids des anges, d'autres encore s'émasculent deviennent des femmes et brûlent leurs maris de brume pour partir à la conquête du monde, des femmes baby dolls se fissurent s'offrent scintillent et dessinent leurs ancêtres sur les murs blancs, les enfants se serrent en récitant des prières lubriques et dévastent les limbes de notre civilisation en crevant leurs pustules de contes de fée... les Ombres s'embrasent et jouent à me foutre la trouille en pleine ville, transperçant vos yeux de passants brouillés : alors le décor dans lequel vous évoluez se transforme légèrement, juste ce qu'il faut pour vous changer en simples révoltés du quotidien... Elles repartent sagement et plus rien... mon bus arrive... Sur l'autoroute collé à la fenêtre, nous passons devant l'énorme marché de Rungis, et je me dis que le bus est un camion réfrigéré, pendant ce temps dans ma gamelle deux salamandres amantes dévorent mon déjeuner. Et puis la journée de travail.
Cauchemars d'hommes luttes perdues d'avance calme-toi
Saute dans le vide rejoins-nous vite les Ombres t'attendent
Berceaux limites trouilles de chemin de brumes épaisses
Le Résigné est un criminel le jour ne dure jamais
Le soir, je suis mort de fatigue, mais je ne veux plus m'endormir, je m'allonge près de H. qui dort depuis plus d'une heure, je la regarde respirer, j'aimerais tellement lui parler, maintenant, et même l'épouser, à l'instant : j'embrasse sa nuque, elle est en nage, elle est si fragile, si je soufflais sur son corps celui-ci se changerait immédiatement en une myriade de papillons aveugles, si j'accepte mon présent, si je me projette dans le futur en homme vivant c'est de sa faute, et malgré mes pulsions d'autodestruction, elle sait très bien que j'ai besoin d'elle, même si je me la joue indépendant libre et fou, j'ai besoin de construire quelque chose parce que nous sommes une sorte de tout, je me lève et me dirige vers la fenêtre ouverte et je fume une cigarette, au-dessus de Paris je peux nettement distinguer des phasmes fantômes qui se trémoussent dans le vent et la nuit s'étend comme un destin hors du commun, je songe au commencement, à la poésie- vérité que je m'efforce de vous dévoiler, j'allume la chaîne j'écoute ce vieux Neil Young et ma fenêtre a des accents d'auto-stop.
Je termine une bouteille de whisky, sous notre lit des chiens hideux copulent. Je me recule trébuche et me fracasse le crâne contre la table basse : le langage serait-il mon devenir ? Un ventre chaud un rêve un rêve. Ma douce, entends-tu les Ombres qui bavardent tout autour de la ville, entre mes pieds froids et le parquet ? En osmose, décadences, précaires existences, vastes champs, couleurs réarrangées, sources, découvreurs de continents, les signes sont dehors, dehors, la révolte, et les cris, le réveil, le réveil, LE RÉVEIL ! Laissez-moi tranquille ! Mes ombres mes ombres mes ombres ooommmmbres ! ces personnages délirants qui m'empêchent de dormir, qui vous frôlent souvent. Une tornade approche ! Ce sont elles qui arrivent ! Elles me kidnappent !
Mon âme se détache lentement de mon corps trempé planqué là sous une table en fer forgé, je suis dans une pièce immense toute verte, les quatre murs lézardés me rassurent, des milliers de tuyaux en caoutchouc recouvrent le sol et m'empêchent de marcher, un spot m'aveugle, je saigne du nez, je me trouve dans un tribunal.
Crise :
Toutes ces littératures qui s'amassent chez moi, tous ces livres empilés, forteresse d'infini qui me juge, nom de dieu je suis fait, le verdict est sans appel : je suis condamné à dévorer ces pages sur-le-champ, une à une, sans m'arrêter, grailler comme un dingue les bibliothèques du monde entier, alors je m'exécute, pas le choix, je me goinfre, sans dégueuler, tout y passe, même mes propres livres, vite, plus vite me crient les Ombres, j'avale les mots, les concepts, la poésie que je mâche sans broncher, en boulimique, j'y prends goût presque, j'avale et j'avale et la nuit tombe une dizaine de fois, les Ombres s'envoient en l'air devant moi, se reproduisent, comme des personnages romanesques, des contes se dessinent, des légendes apparaissent, j'entends vaguement des tirs et des cris provenant du dehors, mais je ne moufte pas, je ne peux participer au Grand Soulèvement, je dois rester ici, chez moi, continuer à tout manger, on m'apporte d'autres palettes de livres, pas de répit, j'obéis sans discuter, si ça se trouve on me libérera plus tôt, pour bonne conduite, ha ! encore ? merci, merci, mais oui j'ai faim, je vous jure que j'ai faim !... Attendez-moi, dehors ! Car le langage est mon devenir !
Silence... les Ombres se sont enfin endormies, après des jours et des jours d'orgies de fiestas bruyantes... Alors je décide de m'évader... Je saute du vingt-et-unième siècle, mais malheureusement j'atterris à plus de 500 kilomètres de la ville survoltée !Perdu au milieu d'une dizaine de volcans sages et scrutateurs, dans le nowhere land d'Ossang, le pays des brumes matinales accrochées aux orgues de basalte, cette terre de petites fleurs bavardes et sauvages qui virent pousser ma jolie H., lorsqu'elle n'était encore qu'un tilleul barbare incurvant doucement son ombre sur les puys zombis.
L'âme du poète contemporain est une mélodie brutale
L'arme est brandie le livre d'une vie écarlate et l'oraison
Sachant fort bien m'autodétruire j'envisage l'avenir en horizons
Dans une station-service déserte je réussis à voler une voiture puissante, le soleil se couche et je fonce comme un dingue : oh oui j'aime ça je fonce je fonce sur des routes tortueuses de montagne, je n'imprime plus le temps et le paysage ! je fume je bois oubliant ma vie d'avant essayant de chasser de mon esprit ces Ombres perverses ! oh oui je fonce la rage au ventre la même que vous tous ! mais ma cigarette vient de tomber par terre, je me baisse pour la ramasser et je relève la tête, et là j'aperçois un cheval posté sagement au milieu de de la route à cinquante mètres droit devant ! j'appuie sur la pédale de frein je vais le percuter je klaxonne il ne bouge pas nooon ! il n'y a rien à faire je n'ai pas le temps de m'arrêter ! le choc est brutal mon véhicule est dévié violemment embardée hurlante ! et je percute un platane... Puis plus rien pas un bruit, nuit-carnage comme on dit ! je reviens à moi... : tout ce sang, c'est inimaginable... j'arrache ma ceinture de sécurité et je sursaute ! la tête du cheval est posée sur mes jambes engourdies... je crie ! mais le sang qui s'est répandu dans tout le véhicule n'est pas le mien, j'ai littéralement éclaté cette bête : lambeaux de cuir accrochés aux vitres brisées boyaux éparpillés, je me débarrasse de cette lourde gueule et je sors, je me regarde dans le rétroviseur : mon visage est rouge affreux, cette bête m'a maquillé comme un clown !alors je m'en vais en blaguant, je quitte ce bain de sang ce cheval rieur au ventre ouvert oui je marche tranquillement, derrière moi le soleil se lève autrement. Je traverse un pré puis je ne sais plus où je suis, je me demande même si je n'ai pas péri, tiens tiens je vais marcher dans ce corridor mal éclairé, TIENS !
J'évoluerai par-là, dans ce champ (de bouches cousues) :
Les nouveaux départs, les songes, les fièvres s'estompent, les contagions, les sources, les sourires, les chiens hideux sous ce lit, mes yeux ne voient plus votre monde, les drames, les nouveaux départs, les nouveaux départs, les fruits, la jeunesse carbonisée, les routes, le temps qui file, les petites danses, les écoliers apeurés, les sueurs, les montres cassées,les cathédrales, les signes qui ne trompent pas, les destins, le refus de la marchandise, les esclaves aux ventres recousus, le monde brutal et les habitants qui se fendent en deux, se retrouver et s'expliquer, il vaut mieux mourir, se servir d'une vie dense, s'écarter de la danse et de l'ennui, les regrets en pupilles dilatées près du casque perdu sous le pont de pierres devant les miroirs brisés derrière la planète adultère qui s'envoie en l'air avec des cadavres adolescents, je trompe mon monde, et cette triste époque que j'aime pourtant, et qui me dit :
Prends ton temps mon ami
Ne brise plus ton enfance
Enfonce tes milles sexes dans ces terres d'électricité
Tu aimerais pulvériser ces planètes lointaines, pour t'entraîner ?
Mais elles sont inoccupées puisque tu t'entêtes à prier au creux des cimetières
Es-tu devenu cet homme aux yeux tristes ?
Celui qui hantait tes rêves d'enfant
Prends ton temps mon ami
Mais sois là-bas rapidement
Je me relève, agrippant l'oxygène et la poussière, oui je vais m'en sortir... Et comme on dit dans notre monde : tout est bon à prendre ! Le Dérèglement ne s'en prend qu'à moi, soit ! J'égorgerai le ciel ! Je suis un vampire ! Tout est bon à sucer : sucres, entrailles, larmes de femme, édifices religieux, dos courbés, secrets inavoués, dépendances.
Je terminerai par-là, dans ce champ (de bouches cousues) :
Libre, faire, chasser ses ombres, ouvrir, s'ouvrir les veines, jouir, se délecter, se goinfrer et vomir, user, la roue tourne, le soleil est presque neuf, plaire, et prendre du recul, s'ouvrir la haine, ou le ventre d'un cheval stupide, les sens multipliés par cent, lire et laisser reposer, juste et vrai, et menteur, je m'écroule dans ce champ, traire les étoiles, traîner son mal-être, ajuster son rire, crouler sous des songes-papier, faire, fers, les mains se dessinent et le mal, bien fait, trouver le monde, non autorisé, faire semblant de rien, jouir enfin, écarter le temps, s'entendre, se trouver drôle, se mouvoir et permettre, applaudir, laisser reposer encore, juste et vrai, le soleil est presque neuf, manger les livres et changer d'avis, s'ouvrir la haine, je m'écroule sous cette voûte, changer d'avis, lire quelques frasques courtes, je m'écroule, le champ de mes peurs, échanger nos rêves, rencontrer la nuit, tout est luisant, le firmament, changer de douleur, sentir le vent, je m'écroule dans ce fossé de glaise près des fantômes rancuniers, saluer les passants, s'éteindre en grinçant des dents, s'ouvrir les veines, ou le ventre d'un cheval stupide, le temps est un leurre, changer de bonheur, écarter les salauds, se réunir et se mouiller, je m'écroule, se dire que les mots sont vivants, trahir son rire, plaire, et ne jamais ressentir, calquer les Ombres, jouer à se perdre, et jouir, trouver le combustible, et vivre, et brûler les âmes, changer de compartiment, lire les mots du vent, s'ouvrir les veines, ou le ventre d'un cheval stupide, ou le ventre d'un cheval stupide, rester planté là sur un chemin et trouver un monde nouveau, se rendre compte qu'il est trop tard, le sinistre présage, sentir le temps cru, il est trop tôt pour partir.
Le Pays des Ombres ? peut-être que tu y es en vrai
Peut-être même que tu resterais si tu le voulais
Les Indes dévastées la nuit-carnage comme tu dis
Le sacrifice oblique les ventres de mots
Le bonheur ne se trouve pas dans ce pays
Mais la révolte oui
Quand je m'approche de la mort les mots semblent me manquer, il me faut alors reculer. Et boire vos rivières, à la surface desquelles flottent encore les cadavres de notre jeunesse, mais les histoires ne s'inventent plus (nuit-carnage) sous la terre j'entends les hommes traverser leurs démons en criant, je m'écroule dans un champ... Les Ombres m'ont retrouvé, elles se mettent à courir dans ma direction en poussant des cris effrayants !
À table, à table, le dîner est servi !
L'humain a l'air appétissant, nous le dévorerons en dansant !
Il se jette dans les bras crispés du temps
Ses ailes et ses cuisses sont bien dorées
L'eau à la bouche le sang est glacé son âme endormie
À table, à table, le dîner est servi !
Le Dérèglement est un monstre en voie de disparition, sur le mur noir d'une chapelle j'écris à la craie que nous sommes en voie de disparition, je cueille des cauchemars cueille des fleurs lacérées par les lames de rasoir, je me perds dans la montagne, des hommes-guerriers faisaient leur toilette dans cette grotte humide avant de partir à la conquête des cerveaux et des terres pacifiques, le calme nous le touchons loin de la ville j'essaie de ne rien dire, évoluant dans ce présent comme une croix plantée dans cette terre aride déjà recouverte d'une couche de sédiments (une époque) quand je rêve j'ai l'impression que mon corps se colle à vos corps de lecteurs en mouvement. Les Ombres me rattrapent.
Mais le Temps est un véritable incendie, les pierres tombales les sommets usés je ne peux plus faire un pas, épuisement érosion, elles m'encerclent, elles sont toutes là : la Tueuse le Fuyard le Chien Muet le Cinéaste le Pêcheur l' Actrice la Femme enceinte le faux Pluton l'Enfant aux yeux rouges le Poème ressuscité, et les autres les mâles les enfants les vieillards, ils sont en colère et bavent énormément, une femme-sorcière me dit qu'elle se réserve ma tête elle me dit qu'elle veut savourer ma cervelle en solo...
Je suis coincé... D'accord !
Je suis prêt, finissons-en !
Alors les Ombres se rapprochent en grognant en agitant les bras et les pieds,
et se penchent en sortant leurs griffes,
et se jettent sur mon corps paralysé
De toutes les façons, vous me recracherez en pépins
Et je renaîtrai plus fort qu'avant.
(extrait du Dérèglement, éditions Sulliver, 2009)
Le dérèglement
Yann Bourven