I. L’ordre de l’Est
Incipit
En pleine nuit, à l’heure où le dernier train de FRET abrège les rangées de tours pour filer vers son dépôt à l’Est, la vieille se relève, trébuche contre la bassine jaune, se prend les pieds dans les tortillons du téléphone, à nouveau réveillée par la symphonie du sommeil. A cause du souvenir de l’autre, plus rudimentaire, au râle plus bruyant encore, aux fenêtres plus maigres et sans les verres, celui qui l’emmena vers l’Est.
Les points mouvants du noir renvoient mon ventre contre la poignée branlante de la porte des cabinets . J’entends sursauter la lumière restée allumée dans le salon. J’avance d’un pas. L’air frais de la nuit s’est imprégné de nos pièces. Les jambes de la vieille ont du passé la porte. Je ne savais pas qu’elle sortait la nuit ! Toutes les nuits ? Pour un gang ? Même si j’ai école demain, je la suis. J’en aurai à répondre aux camarades. Ils ne l’ont pas vu ma grand-mère, au petit matin, filer à vive allure sur sa mobylette par-devers deux noms de communes rouges, le cou haussé, se forçant à l’enthousiasme. Elle file vers le garage. Je sais où elle va, à présent. Je connais le raccourci qui me permettra de la rejoindre sans trop de peine en jeans et en chaussons jusqu’à la gare. Je prends mon cahier de brouillon: on ne sait jamais, il y a peut-être des notes importantes à prendre d’une entrevue avec des bandits. Il pleut. Elle exagère. Je ne savais pas qu’il faisait aussi froid en juin. Derrière l’avenue, il y a un petit mur troué qui donne sur le ronflement ininterrompu des autos le long du périphérique. Mes pieds raides hésitent à s’aligner sur la route. Je marche, malgré les bourdonnements et l’étourdissement des phares. Il y a une sortie qui donne directement sur le parking de la gare. La mobylette de Grand-mère est déjà là, stationnée devant un immense panneau publicitaire pour des cigarettes américaines. Son pare-brise est couvert de vignettes des années précédentes. Un jour, elle ne verra plus rien du tout.
Elle est là, en tailleur, sur la bordure d’un quai dépeuplé, son calepin dans une main, un crayon dans l’autre. La pluie, dehors, impose à ses doigts son rythme. Les lettres se cabrent sous son ordre. Ses doigts se lèvent tour à tour pour répéter ce geste ; ils ne tolèrent aucune interruption. Elle n’a pas vu que j’étais juste derrière ; elle n’a pas vu ce que je répétais sur mon cahier de brouillon.
Allégorie
Ce que cherche ce train, c’est cette gare vers laquelle il se meut. Porte-il la crainte ? Que connaît-il de la halte qui se voudra sa nourrice? La locomotive ne redoute rien car toutes les gares sont sa mère, et elle sait que chacune d’elle lui frayera la place du fils prodigue. A l’heure, elle quitte son buttoir en sifflotant. Mais ses wagons pleurent en un râle-mourir, ils s’accrochent aux panneaux devenus seuls sur le quai, les vitres collées aux jambages des toponymes locaux, ils s’enroulent aux rayons des grosses horloges qui comptent les mètres déjà parcourus par le train. Le pupitre commande de sa haute raison, et eux crient à s’en multiplier. Les wagons regardent l’arrière, délaissé d’eux, ils savent qu’ils ne se reverrons plus. La locomotive, toute agitée de sa symphonie, vise l’avant de ses gestes essentiels.
Le stadium
La nuit bègue frelate les étals des linges. Est-ce l’urine des chiens qui inhibe la neige, roulée en sanglots ? Il fait tiède sur les poils des bras des adultes enrôlés. Deux files sont tracées de part et d’autre de l’autoroute. On départage deux cheptels. Quelque part sent la truffe d’un sanglier. Il y a une autre file, un entre-filet, garée à l’arrière de l’autorail. Des plus petits prient la nuque encerclée d’un rosaires aux boules de pétanque. Un jeu de ball-trap heurte leurs récitations.
Je regarde, avec l’étonnement pour unique horloge, cet immense roc qu’est le ciel prononcer les premières lumières de seigle sur l’Est encore assoupi. Les premiers trains du matin respectent leur sillon. Ils marquent les pulsations de la durée. Je suis venue encre en mains, mais je m’aperçois que le flanc de ses hautes machines de terre n’autorise aucune signature. C’est la lucarne perchée à sa plus haute arrête qui prévient mon geste; elle baisse mes yeux du ciel, surpeuplée de spectres.
A quai, la chaleur grimpe, vide les cageots d’organes jusqu’alors contenus dans mon ventre. Il n’y a pas d’eau pour m’accorder répit. A présent, j’équivaux à la raideur d’un relief de granit, je ne peux pas tricher.
Là-bas on aperçoit le stadium et les parois des lotissements.
Province perdu
La petite ville arrimée
entre l’Eglise et le haras
fière comme une carafe sur son napperon blanc
de ses théâtres et de ses museums
de son grès gominé et de ses géraniums
Elle est saoule sur les cartes, à cause de
ses rus sans eau
ça
par dessous son nom vêlé.
Le soir sonne, les hardes ne s’attardent pas
elles rentrent, digérantes, sous leurs parois de torchis
à l’heure hagarde où les volets râlent
les relans du soleil
et les hordes d’adultes enrôlés
plus sûrs encore
que le sapin des tables,
que les croix à six branches qui pendent à leur gorge
et les soldats de plomb qui furent leur bonne enfance.
Leurs suites, le dimanche et les six autres jours
comptent les jours avec
le bois des poutres, rival du feu
mais, pour rien
les enfants rapiécés testonnés pour dimanche.
Ils reniflent, alanguis, les remous du gaz et des pores
leur mâchoire, proéminente à cause de la boisson des autres
corrige le vent dans leurs cloison nasale
pour avaler leur porc
Les adultes s’agacent tous de ces lasses simagrées
de ces dents maladroites, de ces becs déplacés
eux, s’enlisent en hurlant, la hure dans leur auge
ces noms qui tractent les hommes
vers de vastes terrains qui sont leurs terminus
tandis que l’on sillonne leur torse
d’ongles parallèles les uns aux autres.
Un jour, ils ne partiront pas
De la petite ville arrimée
entre l’Eglise et le haras
fière comme une carafe sur son napperon blanc
de ses théâtres et de ses museums
de son grès gominé et de ses géraniums
saoule sur les cartes à cause de
la prochaine guerre qui l’éraflera
mais la ratera
à nouveau,
A ras.
Si tombent à la renverse
leurs fessiers improbus
Les dieux verront leur faux sourire
se retourner.
A bas
En bas vibrent, à force de bondir
comme un rire dru et rare
qui s'étire en dépassant les dents
et remonte hébété par deux narines tarées —
Eux.
Gabiers sans bateau,
en bas, ils boudent "à bas"
dans un demi sommeil
et attendent jusqu'au soir
le goût des bières en boite —
bonimenteur.
Entre dans leur âtre, et l’introït
tressaille
le mot racaille :
le claquement d'une balle écartée du rang
qui casse un volatile ;
le mot racaille :
compressé dans le carré d'un écran ;
le mot racaille :
oiseau sans plume collé sur le goudron gommé ;
le mot racaille :
pouâcre chariot volé, les roues offertes à l'air
pour débrailler les cieux ;
le mot racaille :
sacre immobile
de cris
sans embarcadère.
Il a mille ans
Il a mille ans
l’âge d’un ventre
l’âge d’un empire
là où s'ébat, molle
la colonie des refusés
dans ses intestins
il écoute à peine l’étreinte
il ne gronde pas, il craint
que le gaz ne s’allume
contre lui
il sait qu’on le hait
pour son nombre
seul, il est déjà dix
à cause de ses courbes qui sont
déjà celles des autres
et de son crin trop vif
qu’il faut rompre à la hache
tous les mois sur un fauteuil en fer
dont on lui fera lécher la rouille
jusque dans ses rêves de vieillard
il parle mal, car connaît mal les phrases
qu’on ne lui a pas apprises
parce-qu’il était plusieurs
et qu’il n’était rien
qu’importe,
fait-on parler plusieurs.
Les soir, en secret, il traverse
l’interstice interdit du parquet
il descend ses dents jusque dans ses entrailles
pour les faire taire
il se rapproche des livres
tire un volume d’un étage
le libère de son rang
en modifie la brochure
de ses mains noires
poly-dactyles
les lignes sont surpeuplées, mais les pages se tiennent singulières
et l’ouvrage dans ses bras, existe pour lui seul
chaque mot est distinct,
entier comme un château
in-usagé
il couche sa joue contre le grain du papier
il écrit, sans droit
très promptement
à l’encre violette qu’il devine de son sang
le pigment hâve des fantômes de mille ans
il écrit qu’il écrira
qu’il habitera quelque part
avec de la lumière jaune dans des interrupteurs
et de l’eau chaude qui supprime
les coupures des phalanges
et aussi des radiateurs
pour voir la couleur rouge
et des cadeaux, encore
des chiffres digitaux
qui écriront la date
du jour
il trace, sans pouvoir toucher
des vestes à sa taille
qui sentent la vanille
d’une lessive à la mode
l’odeur mal à l’aise
des cotons déjà mis
moites sur sa peau, dès l’origine
l’imprègnent.
Il repose le livre à sa place
les poussières se répartissent la pièce
en particules
le soir s’abat
les autres ont étendu leur corps
par-devers elles, pour dormir, et geignent
il est le seul
que le gel gêne.
Si l’ombre est un droit
D’où provenaient ces crépitement d’or ? Les limailles de poudre qui tranchaient le sol étaient elles l’engeance de la terre ou bien du soleil ? Chaque carreau qui débordait du ciel ne dégorgeait que poussière. Cela venait donc du dessous, d’un magma brûlant qui m’était invisible, et dont je n’apercevais que le reflet fatigué.
A l’Est, ce vieil astre bouillant se couchait à l’heure des poules, secouant avant de dormir ses prolongements inégaux. Un instant alors, la durée du passage des rangées de lumières, l’intérieur de la pièce renfrognée de taches beigeâtres se démasquait. Ainsi, je vis le mur et toutes ses érosions, inhibé de vert. le vert, emporté par les rinceaux de lumière, contournait l’air et se pendait aux barreaux en bois des lits. Je le regardai jouer à tous ces jeux d’enfants : il mimait le poirier et le cochon pendu, encerclant d’une ombre nouvelle mon matelas, plus tenace et plus nette que les ombres du matin. L’or crée par les ombres distinguait lui seul les figures de ce parc opaque. Je ne me défilais pas, traînant chaque soir les ombres des yeux. J’espérai que les choses, surélevées par la noirceur des ombres, seraient assez vives pour se sauver de cette odeur marâtre qui enceignait la pièce.
J’habitai alors un îlot, dont chaque minute, avec l’intransigeance des tyrans, diminuait le commandement.
L’aurible otobus
l’aurible otobus
avence
comme on crie-bas
Un jour, j’ai dessiné sur la vitre de ma place.
Le procès a eu lieu sans plus attendre. Je fus déférée devant le siège du conducteur. Celui-ci me tenait par le cou, puisqu’on pend un canard ; ses mains vides ne toléraient aucun pli. Les jurés se sont amusés à l’intérieur de la moelle blanche de mes yeux- les jurés de huit ans - tandis que le volant carrelé, abusé de rouge à lèvres, harcelaient mes courtes jambes. Derrière la vitre fendue d’humidité, suait la triche. Sur le rétroviseur qui servait à surveiller les enfants, j’ai tracé une grosse dame qui rigole en mangeant des châteaux. On avait oublié de me couper les ongles.
Pas une horreur, les rêves ne mentent pas.
Le cancre
Je scande les lignes, courbée
à l’horizontale
les coudes ocres encore
des dernières crosses.
Un canon de karst
se hâte d'éclater.
C’est leur verbe à eux,
qui gesticule au feu
de ma langue de sauvage.
C’est leur verbe à eux
Qui colporte à ma gorge
l’eau croupie
de leurs histoires d’hier.
La classe s'écrie :
Ça ne connaît
ni les mots funeste et funèbre,
ni les mots délétère et dilettante
ni les mots far et faste,
ni les mots rhombe et trombe
ni les mots croupe et poupe,
et coupe,
et cape et cap
et ça confond tourbe et fourbe
étron et éperon, avec écrou
et crasse avec crisse.
Leur verbe à eux harassent.
Le cadastre au fond de mon palais
d’hiver
est peuplé de bêtes indomptées
échappées du cirque
des feuilles et des animaux rares
de chats devenus lynx
contre les crocs cassés
de Cerbère enchaîné ;
à leurs sons revenus, ma bouche se fait arche
d’où s’échappent entre de bras d’ébène
des chevaux terribles
venus de mon désert de neige
l’attelage sauvage,
hennissement tutélaire
sature
le crépis des parois.
"Attitude fantasque et déplorable. "
Le cancre, écarlate, se cambre
ses cris s'écroulent sur ses crayons craquelés
ses poings, bientôt, s'écartent du cercle.
« Je » ne suis plus qu’un enfant de couleur.
La classe ricane
ses pieds se cognent, à la répétition
« je veux partir ».
La station calme
et les dents parallèles,
je quitte
les spectres encastrés dans des porches —
des porches ajourés de lettres d'or —
rassasiés des décrets fantoches
en pile, dedans leur tabernacle.
« Vous pouvez mettre du verre sur ma chaise,
je ne m'assoirai plus dessus. »
Libreté
Sur la table des vauriens
Sur le chiendent et la chienlit
Sur les portières des taxis
Sur les sangles des coffres faibles
sur les insectes et sur leurs bruits
Sur l’écume rosée des tyrans
Sur toutes les fautes répertoriées
Sur les tranches des livres affamés
Sur les écrans des caméras
Sur les curricula mortae
J’écris ton nom, libreté
Car j’aimerai bien aller jusqu’à toi
Pour avoir été
Pour avoir passé ces portes
une seule fois
et lâtré leurs promesses
une seule phrase
pour avoir porté
quelque fois
ces paletots sans plastron
souillés à la javel et à l’ancienneté
pour avoir plié les paupières
une sainte seconde
sous l’épave de mon propre sang
pour avoir bavé
un jour
des borborygmes en place de plaidoirie
pour avoir badiné, genoux sur des batoudes
pour leur plaire,
à bout
pour avoir jappé « peut-être »
en croyant creuser ma place,
le piquet
pour avoir pué
un soir de froid
lorsque la pluie me tirait dessus
pour avoir préféré la paix
à l’orgueil des organes qui tremblent
pour avoir été
un oeil sans pupille
pièce sans valeur pilonnée aux poings
et, pour m’être méprise
du prix du plomb, aussi.
Encre à crédit
Je suis fière d'avoir écroué ces murs
à cran de ratures,
éraflé leurs crocs à coup d'acronymes
lorsque l'étreinte du froid m'accrochait.
L'encre, cumulée à crédit,
âcre son de ceux
dressés au silence,
sortait du sac au soir sale
chaque arrête menaçait mes doigts de crin
les creux seuls, s'en accommodaient ;
des signes sans signifiant, seule signature :
un signal du sang
qui se serre sous l'effet des souvenirs ;
la crasse sous la couleur coule,
deux acres s'écrient :
les crimes maquillés dans les caves
et ceux encore calqués dans des enclaves
s'écroulent.
écrire à l'encre,
c'est comparaître devant un parquet de calcite,
c'est casser une écale pour en déceler un code.
Dans l'accotement
s'inclinait, à chaque éclat,
ma liberté incrédule.
la trahison
Demain, si vous voulez, mais pas ce soir
je ne trahirais pas
pas aujourd’hui, il fait encore jour
demain, si vous voulez, mais pas ce soir
mon feston est troué, à l’intérieur, il est mité
et je suis nue en dessous
ce n’est pas un jour
pour la trahison
il fait chaud, à titre exceptionnel
vos ordres ont fait le mur de leur barre de papier,
vos ordres ont quitté la circulaire
pour
une forêt de pins secs dont vous n’aurez la science
ce n’est pas un jour pour trahir
si vous tirez, le gibier se tiendra
ce n’est pas un jour pour trahir,
il fait chaud et vous puez
sous le suaire froissé
de vos propres menaces.
Le bras jeune
Son bras luit sur le tertre
offrant à la patrie
ses fils ramifiés
au fusil .
A genoux, les yeux joints, sur la bute
lui, rêve à pleines lèvres
à en avaler l’astre
dans l’air insolent
d’une plaine sans commandement.
Au réveil, il déplie sur son front
son rêve, comme une image
tout idiot, crayonné du bleu des nuages
c’est le rêve de rois arbres
qui se retrouveront.
Il étire son bras sur sa tête
— ce bras
qu’il devait tenir secret —
et qui ne tient même plus
il en désigne une branche
pour être le crayon.
S’exhalent, au pied du promontoire,
infestés des baves d’un espoir impudent
les râles avariés des canons enroués
toujours eux, grabataires
aussi raides que leurs caricatures
et sales encore
de toutes les dernières guerres.
Cette fois, le feu s’affaire sans flammes
les siècles l’ont bâfré
de sciences fastueuses
il fane là, fauché par un souffle contraire
sur les flancs inchangés d’un monde
secondaire.
Lui, n’ouvre pas l’oeil
dévoré d’une brume basse
il est trop affaibli
pour piller à la plaine
ses rares saveurs de gris.
La lave coule, il parle à dieu,
se déboutonne d’abord
sur l’herbe rase, il est le seul reste
lui et son rêve des couleurs.
Le colonel blessé
A marche forcée
Au sol esseulé
le soleil bat l’heure
tombée à ses pieds
il garde le silence
sous son feston
le drapeau sur l’épave
a perdu sa peau
au bas mot,
il pleut à apeurer un train.
A la bonne heure
A cette heure-ci, le grand théâtre reste ouvert, crachant ses masques jusque par-delà son trottoir, pilon trop fier de la ville. Des grands gens rentrent. Le bout des avenues est rompu par des autos garées, obèses, en triple file. Tout se hâte de périr et je n’y suis pour rien. La nature est un poteau muet dont la teinte s’efface par elle-même, raclée par ondes dans la nuit gémissante. Près de la gare, le staccato des essieux sur les rails endort les derniers réveillés.
A cette heure-ci j’étais attendue, sur ce quai, au dos de la première horloge. Ce soir, tous les dés soient face six ! A la bonne heure, je me tiens, tas dur de latérite devant les briques de grès, les genoux cognés l’un contre l’autre, résolus à l’alerte.
Je tourne, et on entend mes pas. Ça raille. « A la bonne heure, tu partiras. » Les talons enchaînées à des bottes trop sures, c’est pour la première fois que je scrute mes yeux, à la hauteur du mur. Ils sont allés chercher du ballast, une portion évaluée par rapport à la taille de ma bouche. Ils la frottent à mes dents. Aucune flamme ne proclame la rencontre. La pierre érode mes joues intérieures. Ils rouent de gifles la poubelle la plus proche. La dame verte blêmit sous les coups de pointe de cuir, puis, dans un réflexe post-mortem, restitue ses nourritures à la rue qui les lui avaient données. A présent, je suis seule, parmi le ronflement irascible des choses.
Mon flanc serré malgré lui au contenu renversé rejette d’un battement l’ordre du monde. Mon corps se redresse. Il se sait menacé mais connaît sa prérogative. Je murmure : « mon franc arbitre ». L’autre ne comprend pas, et indique à sa compagnie que je réclame combat. Un fond de crâne ras détermine le ring, une parenthèse entre les deux poubelles qui, sur le quai, demeurent droites. Mes poings entrent en eux-mêmes. Ils savent qu’ils doivent détraquer le rythme de l’autre. je mime des mains une danse, ou une comptine, je ne sais pas, quelque chose qui existait à l’Ouest et qui me rappelle que l’action est une joie pour l’âme. L’autre déclame ses coups à tous les points fragiles du visage et du ventre. Un instant, je l’observe. J’ai encore le temps de regarder sa face ; elle n’est rien de moi. Entre lui et moi, aucun échange ne sera possible. Je n’ai rien à apprendre de lui. Il n’est pas l’or d’une énigme pour autant que son corps est un point de contact. Les bras de l’autre me percutent, et pourtant, je peine à les percevoir. Est-ce la célérité de ses mouvements qui me retiennent de le voir ? Son visage, confondu à la vitesse des coups, ne m’est pas accessible. Sous les impacts, ma mâchoire se rassit peu à peu de douleur. On verse du vin rouge sur mes bras. Le tanin épais gonfle les rainures de mes doigts. Il fait si chaud, alors que mes jambes ne parviennent à s’acquitter du gel. Soudain, tout le poids de mon corps bascule vers la masse de l’autre. Il est le seul que je puisse vouloir tuer. J’entends ricaner une bouteille qui se casse. « A la bonne heure, tu partiras » se brise les reins au sol. Les autres se précipitent à l’intérieur du ring. Cependant, je dévale le quai, m’échappe par le petit escalier du dépôt qui mène à l’avenue principale de la ville. Les autos blotties sur le pavement ; la neige qui ne descend pas jusqu’à leur vitres, les camions à l’arrêt : tout dort équitablement.
A l’aube décrite, il saura.
La bordure du quai
J’ai raté le train de vingt-et-une heure
les flaques sur le quai
ont noyé mes minutes minuscules
et les pierres roses de l’Est
se moquent des raideurs de mon sang
qui font rougir la neige
de terreur.
J’ai raté le train du soir
qui est le dernier du jour
Le quai, abat posé à terre
amas sans armatures, ne mens pas !
ôte mon soleil de tes tessitures grasses
rappelle tes arcanes et racle les devant moi !
mais ton socle est rouillé
pour entendre ricaner.
La rigueur glacée du grès
par-dessous mes pieds joints pour attendre
me rappelle pourtant
mes joues, au feu, précisément poinçonnées
pour avoir parlé.
Le croisement des rails répète
ceux qu’eux seuls, sinueux, ont su voir
mes bras entrepris sous les arcades de ma nuque
pour ne jamais obéir.
Un court matin, pendant le froid - celui là qui pend à ma respiration,
je retournerai de force
à l’Ouest
Autour de moi s’épandra la ville
sereine et terrifiée.
Essieux, spectres
Clara Schmelck