III. Paganismes
A la gloire des spectres
Marcher pas par pas, piquer un point du lointain pour en faire une ligne de mire avec un aiguillon imaginaire pour quelqu’un qui ne sais même pas coudre, et surtout, ne pas oublier : « Je » n’existe pas. Le moi est une fiction, que l’on a peut-être ramassé dans une gare, dans une grande salle, ou qu’on a noué à une valise pour partir sans retourner sa tête. « Je » n’a jamais existé, même dans aucun fond de carton, dans aucun billet de loto. Il y a l’odeur du souffre que l’on humecte en tailleur, l’arrière train reposé sur un cuir éventré, et les figures sombres dont la teinte ne remplace pas le bois beige des wagons, mais c’est tout. Se rappeler que les choses ne reconnaissent rien d’autre ; et aller.
Les bonnes femmes se penchent pour acheter leurs choses, elles courbent sans genre l’échine à l’entrée de leur auto, et effectuent un nombre incroyable d’oscillations dont elles n’ont pas conscience. Je traque les gestes anodins, voilà mon métier. J’observe chaque petits déplacements afin de dessiner mentalement la ligne génératrice du mouvement du corps. La brutalité des organes s’estompe sous ma rétine. Le corps n’est pas une machine. Il est une partition sur laquelle se jouent, sur plusieurs portées de clefs différentes, une mélodie, fluide, continue, nécessairement harmonieuse. Personne ne commande cette mélodie, parce qu’on ne peut ni la répéter, ni la réfléchir, ni la réorganiser. La seule chose qu’on puisse, c’est écouter, patiemment, en se postant, sans qu’elle ne le sache, derrière sa caisse de résonance. Mon oreille joue à transformer les bruits en sons, les sons en notes - signes et figures —. Puis, j’en viens à saisir, une fois les notes distinctes les unes des autres, la mélodie que compose le mouvement du corps. La dame se baisse pour sortir la monnaie de sa bourse. Je sais quel moment est le bon pour m’approcher d’elle. Je tire sur une corde, délasse des deux doigts le collier qui entoure sa nuque. Chaque fois que je soustraits un poids d’un corps, j’ai volé le mouvement qui anime un corps. Tout est pillage. Il n’y a rien qui n’ait été volé.
Oh, Adieu, vieille vie, cercle clos, cependant troué de la circonférence d’une seule pièce, si toutefois on peut dire qu’elle en respectait la figure ! Adieu, vielles caves qui réparaient mon corps diaphane, l’ombre n’a jamais noyé une fantôme ! Non, je ne crois pas m’habituer à la lumière du jour, car l’ombre est la mère qui portait mes traits. Ce qui manque à mes membres, c’est le butin qui les complétait, ce fatras que je serrais contre mes aisselles, sans ordre ni valeur, et qui avaient, posés sur le parterre de ma chambre, la chaleur humble de brindilles. Je vacillai dans les fossés, l’haleine allumée au néons par l’heure avancée et l’alcool qui les multipliait. je n’avais ni peur ni peine d’harponner les bandits de quartiers : à ma vue, ils partaient, ah ! les enfants rangés ! Oh adieu, vie en vol, vie où « rien » transportait dans ses sacs en plastique l’espoir de la moindre chose !
La halte hâlée s’en est allée
Loin, là
Les longues locos enhardies
au hèle long des lignes enlevées.
La halte hâlée s’en est en allée
et sa place pleure à grosses planches
la grâce a-t-elle perdu patience?
Suspendu, mal droit
Son nom bleuit sous la marquise
Joue battue au tôt matin,
Blême sous le soleil qui perce
et dépeuplée d’oiseaux.
Elle n’attend plus
dans un accès d’orgueil
que le lichen coquet
pour cacher la rouille
qui s’accroche à ses larmes
et qui demain pendra
comme d’antiques stalactites.
Un soir s’assoira
sans décence, jusqu’aux crocs salivants du ciel
un centre commercial
de silice.
La rue des deux gares
Il y a des travaux dans la rue des deux-gares
Au matin, le vent décharge ses cageots d’air
des hommes hissent leurs mains sur de hauts mas de plomb
Ils imitent de leurs bras
les arpèges du vent
qui se pend à des fils électriques
en se payant leur tête.
Eux, fiers à bourlinguer
leur propre psalmodie
Tendent les bras pour emboutir le ciel
dans le tourneboulis imparable
Du nouveau jour.
L'enfant- autoroute
Naguère, je me mirais dans une des vitres arrières
engorgées de broussailles qui reportaient le départ ;
au garage, se traînait la ferraille , avachie
contre un soleil de sans-plomb.
Amarrée en silence dans une sereine hâte,
de ma cabine, je devinais les clapotis des vagues
des vacances.
Je rêvais alors de ce chemin ou l'erreur est un peu d'air,
et de ces fées aux bras de cuivre qui autorisent les fautes ;
j'imaginais l'herbe tel un ballon d'eau chaude
que l'on jette en riant sur ces grosses nuits, hagardes et serrées
comme le seraient peut-être des sacs remplis de sables.
Je ne souhaitais plus rien que ces balancements
qui retardent les oreilles
et assourdissent le front.
Que vînt le soir
Avec la poussière pour seul obscurcissement :
A marée haute,
les phares sont plus clairs et plus jaunes.
La chaleur innocente de toute géométrie
le revers des vitres dessiné par une plaine ;
le gris apparaît rose au creux des maisons basses
dehors est immense, en plein sombre.
Naguère je regardais
les camions fendre les cieux,
voiles sans mas,
estives sans estime
dont les toiles déchirées
incantent les cheveux verts
des autours
l'herbe, fibroïne, bleue toute entière.
Les couinements lents des moteurs
m'emportaient dans leurs courants de fer
Les inalpes de juillet,
jusqu’aux panneaux du soir,
lieux-dits illisibles
à l’oeil déteint.
Naguère, j'écoutais sans effort les phrases de la matière.
Au réveil,
il est cinq heures,
la petite aiguille
rabat les pixels de la nuit :
les mots ont changé d'heure.
Ferment
La ferme s’étendait par surprise, comme une assiette jetée de très loin dans la plaine délaissée.
Trempées, suant de l’encre qui écrivit leurs rêves, les herbes annonçaient les travaux des jours. Très tôt, Les froncements du soleil forçaient à l’effort. Déjà au matin, il menaçait de craqueler à en courber les mais. Il n’ y aurait rien de droit dehors que l’oeuvre des hommes et des bêtes. On étouffait, même au xjeux. Les heures ralentissait nos gestes. Les frelons signalaient à nos bras chaque fraction d‘inadvertance.
Je veux revoir ces femmes aux mains travaillées par l’éclat exigent du jour, derrière le pré, nouer sur ma propre tête leurs fichus embarrassés de terre. Je veux revoir s’enfoncer les vieux fessiers qui s’embourbent toujours dans les plis de la terre, mal repassée. Je veux revoir apparaître sous les poussières brunes l’escarpement de mes paumes. Puissions-nous à nouveau saisir sur les creux du champ les pommes cédées aux arbres, traversées de vers.
Tard seulement, les feuilles des buis renonçaient au jour. D’un mouvement brusque, les moteurs des machines s’interrompaient. On se pressait de rentrer les derniers torrillons endoloris par les rayons blancs que renvoyait la sècheresse sur leurs flancs rutilants. Le soleil affamé poussait l’enseuillement des fenêtres. On rejoignait les vieux qui bavardaient, adossés aux crépis des masures, subornées d’un jaune écarlate— c’est la colère du jour que supportent les murs. A cette heure-ci encore, il faisait trop chaud. Nos jambes de sable pliaient sous le poids de nos organes entrain de tourner, telle des barriques de lait cédées au soleil.
Il fallait se dépêcher de ramener les oeufs du poulailler. Dans les grès mats du carrelage, se rappelait l’odeur des figues jamais mures ou déjà tombées. Le souper tombait de son pain complet. Je veux revoir cette table, et non son lent souvenir installé, à quatre piliers, dans ma conscience. Elle restera là, étendue, foncée des couverts de tous les convives. Le soleil qui se pend au petit soir au rebord des fenêtres a fermenté.
Je titube, avec mon sac de grains volés le dernier jour. Ils gonflent, devenus beiges à l’ombre, tandis que mes années s’abattent. Il m’arrive même que les mouches me manquent.
Villereal
Dors, ville
Mille payés en francs pour un seul de mes rêves
j’ouvrirai la fenêtre
sans permission.
Il fait chaud encore
dors vire
un TGV a défait
la petite carte grise à points roses
j’y suis
je suis déjà en bas
tous dorment
à attendre plein jour
la nuit sera à moi
et aux voleurs !
Essieux, spectres
Clara Schmelck