Essieux, spectres
Clara Schmelck
II. Après-guerre
Lorsque vint juin
Lorsque vint juin, les nuits décidèrent de s’abréger et nous partîmes des chambres par le premier autobus. Filer à la gare. Trahir son sommeil pour jouir de nos jours. Accorder notre pouls à l’heure qui s’ébat.
La sonate libre des croches qui sabrent le sol à l’aube encore timide d’humidité ! Que je vois le soleil sous sa forme décente, derrière nos sacs, nous frayant en secret la route défendue du dépôt !
Par le premier autobus, par le premier saut de mes pas, je suis descendue sur la voie. Je l’ai longée, la pointe des pieds dans l’interstice des rayons des rails, semblables au seigle.
Nous nous déchaussâmes et apposèrent nos mains sur quelque uns des vieux wagons restés détachés. L’on troua en silence l’un des flancs de ce champ ouvert, à l’orée de la marquise, gercé encore de la nuit constellé d’astres ennemis.
Dans le vacarme énorme des bêtes endormies, ce n’est pas des étendues mais des poids animés que je découvris ; ce n’est pas des surfaces mais des ombres qui travaillaient près de moi. Les débris de panneaux, les chutes de rideaux maculées de terre, les câbles enlacés aux gros bras des boulons de métal, tout s’animait ! Ce que je trouvai dans ce pré, c’étaient autant de parties d’une âme qui semblait avoir été brisée telle une glace immense et sans rebords. Le soleil, déjà, poussait les linteaux des portières avec la célérité d’une bête féroce. Vite ! Nous grimpâmes dans l’unique train du mois qui portait vers l’ouest, le corps mûr des bris d’âme dérobés. Les ronflements gras de la matrice âgée nous cachaient.
Le soleil ne se tue pas.
A présent, le train file à toute allure à travers la campagne. De dehors, on doit voir mes dents dépasser de la nuit, comme une bestiole heureuse sur sa planche de bois. Il n’y a que nous qui pouvons les voir.
On arrive. La locomotive retrouve son butoir. Elle ne sait pas qu’on rentre. Elle ne sait pas pourquoi on est en elle. Il fait noir, mais le soleil ne se tue pas.
Dieux qu’il fait chaud, ici ! Les lumières des phares prolongent la locomotive jusqu’au hall central. L’enseigne du buffet casse le ciel de son rouge délavé.
Sur le quai, il y a dix millions de personnes.
Si je pouvais, je couvrirais mes nasaux d’un suaire
et du sang qui détourne
lentement les cratères de la grève
pour ne pas qu’on voit que je viens d’une guerre
que l’on ne partage pas.
Je tape sur le train et étaye à tue-tête
les noms qui ne sont pas revenus
jusqu’à leurs lèvres
mais qui pervibre les miennes
et trouent trait pour trait la matité des mots.
Dans le hall, on jette des fromages
et même les horloges digitales chantent la valse du coucou
fat cocu,
il fredonne des refrains
je n’irai plus mes frères,
je n’irai plus au froid !
Et j’oublierai le fracas du fer !
Frivolité, je diffère,
je file au buffet.
On mate mes galons
faut-il que je me déshabille ?
On m’assoie. « Quel café ? »
Les gens boivent et bavardent en répétant des gestes que je n’entends pas. Ils prennent de la place, à leur petite table. Je regarde les insignes qui commencent à pâlir, sur ma veste.
« Un café crème ou un café expresso ? ». Je cherche les notes en bas de page. Non, il n’y a pas d’urgence. L’issue n’est pas fatale. Je lève les yeux sur le garçon de café qui s’impatiente. Nous nous levons, moi et ma valise démobilisée. On n’a jamais été aussi libres qu’à l’Est.
Je m’en vais, au vent roulé
moi et ma flamboyance dépareillée
fournie en gros, volée en vrac
je m’en vais vers le centre-jour, la tristesse d’un soldat sans guerre.
C’est pis que pendre que ces centres à leur place !
Sous les gosiers des fils.
Sous les gosiers des fils électriques, les lettres des enseignes s’affichaient grasses, lourdes à en tomber par terre, et les antennes titubaient aux balcons, perpendiculaires aux cordes à linge. Les lignes ! Libres, avec leur géométrie primaire ! Vibrions inviolables, voltiges, volume avalés de la ville ; où êtes-vous ? Les lampadaires surpeuplent le trottoir. C’est nouveau, toute cette luminosité.
J’observe plus en détail les bas reliefs des immeubles : je ne me suis pas trompée. Les graphies ont minci, les panneaux se sont assouplis, les lumières allégées. Tout semble répéter le sourire anodin, presque gratuit, des gens du buffet de la gare. Je reste là avec ma valise de cent livres ; à onduler mes yeux lentement autour de l’avenue. Il n’y a plus de lignes visibles.
Le « bruit » libre est délabré, sur mes lèvres.
Je laisse échapper un crachat sur le goudron, une vielle météorite dans un univers sans système ; et pourtant, gravitent autour d’elle tous les panneaux et les enseignes que je n’ai pas vus éclore, des grappes d’enfants que je n’ai pas vu grandir, des gestes que je n’ai pas senti germer, des brins de phrase dont j’ignore l’étymologie. Dans l’urgence, je les photographie, sans cadrage, à contre- jour, en mouvement. Ils m’ont manqués.
Sur le dos des rails brûlants
Sur le dos des rails brûlants,
cuisinières du monde,
Je n’écrirai rien du tout.
Ils fuient, d’ailleurs, les rayons de ces astres tintants ;
a quoi bon les attacher à une ancre?
Est-ce à moi de compter
les veines sur les bras de ceux qui les louent
et les points sur les langues des mâchoires écroulées ?
Ils fuient sous leur propre lumière
qui écrase l’épicentre de mes yeux
au sol, symétrique du ciel
si, c’est ici que scintille mon encre !
Si c’est à moi de compter
sur la voie,
les veines sur les bras de ceux qui les louent
et les points sur les langues des mâchoires écroulées
si c’est à moi de séparer le ballast du grès
j’écrirai
sur le dos des rails brûlants
alors, le soleil racontera leur ombre
sans l’irrascire.