On me nomme le Poème
Yann Bourven
Je suis l'Ombre absolue
L'Ombre aux mille visages : votre ultimatum cru
Le Bourven me nomme le Poème
Je suis la lueur d'espoir au fond de vos gorges ensanglantées et ma croix glacée en obus gentil défonce les murs décrépits qui strient des années d'immobilisme
Je suis l'absence qui se sucre sur votre dos le fantôme pourrissant je suis votre renoncement alors courbez-vous proprement triste effort pour vous imposer travail paraître se battre pour réussir dans la vie plaire à vos parents qui ne vont pas tarder à claquer le confort le rien-penser le chacun pour sa gueule congés payés abonnements crédits et voter et crier seul entreprendre ne rien comprendre dénuement anesthésie générale quel beau dimanche les arbres dansent face à la mer hurlante : effroi rêves défaits mines blafardes gris sentiers plus d'espoir nausées persistantes l'enfance s'est envolée : il serait temps de vous pendre à ces branches émancipatrices
Je suis l'antenne du doute réceptrice de vos ondes radioélectriques de ces flèches de chair tirées depuis les quartiers populaires où l'on se noie encore maquillé dans un enchaînement de couleurs primaires familles bloquées trahies petits et grands frères poussés à se taire face à cette société qui rejette ses ouvriers et ses fils d'immigrés : je me terre dans vos foyers au sein de vos bandes de potes la rage la haine qui monte j'attends que tout explose j'épouse vos ventres de créativité qui ne vont pas tarder à s'ouvrir
Je suis une pluie sincère qui tombe la pauvre prière délavée d'une femme adressée à elle- même le bilan d'une mère qui reste à genoux devant son lit d'angoisse sur lequel repose le cadavre de ces journées de travail éprouvantes et inutiles : les larmes acides roulent dans la chambre et brouillent les pistes elle se relève et se met à jouir à voix haute sans se toucher alors la corne de ses paumes produit un vrai début de lutte : future brutalité animale d'une beauté qui renaîtra de ses cendres
Je suis l'autre le voisin sans âge qui ne vit plus qui s'ennuie en s'abîmant la voix qui se mure dans un silence de résigné seul crachant une poussière somnifère sur l'écran de son ordinateur au moyen duquel il se croit relié au reste du monde solitude plus solitude plus solitude : comment survivre parmi nos ordures high-tech je suis sa solitude pesante ce mal-être toxique qui se mêle à l'air de son studio qu'il inhale en sanglotant lorsqu'il se fait à bouffer devant la télé allumée
Je suis le métal froid des luttes de classes avortées le sentiment d'abandon la tornade rancunière qui ravagera ces beaux quartiers habités par d'ex-jeunes "situationnistes" qui ont viré de bord qui se sont métamorphosés aujourd'hui en notables centristes ésotériques réactionnaires pelés catholiques mangeurs de bulletins de vote-opium entrepreneurs de pompes funèbres politiques contrôleurs penseurs cyniques rhétoriciens et professeurs pisseux de bonne conduite qui n'ont jamais fréquenté un ouvrier vulgaires tartuffes faux marxistes vrais suceurs d'évangélistes créateurs corrompus d'axes de biens, les donneurs de leçons de morale nagent le dos crawlé dans un bassin de surconfort, ça grouille ça frime ça pleure ça s'extasie ça consomme de la culture dans ces familles dans ces quartiers dans ces villages friqués sans âme ou l'on rêve de sécurité de faire carrière de vendre de l'art de l'histoire de l'humanitaire du café du vent ou de la purée
Je suis cet enfant hyperactif en colère qui se ruine la santé en déchirant ses habits de tristesse qui brise les vitres et pénètre dans les dortoirs militaires l'enfant qui dès que ses veines diurnes palpitent se rue dans la forêt dramaturge afin de récupérer son placenta inoxydable qu'il aimerait tellement balancer à la face mauve-rugueuse des adultes en colère ceux qui se méprisent sur ce trottoir blanc qui se crachent des clopes et des becs de gaz à la gueule
Ton ombre, mon ami, je suis ton Ombre aux mille visages !
Et le regard de ce cimetière que tu ne veux plus croiser tous les jours à la même heure quand tu essaies de terminer ta nuit dans ce train de banlieue fétide
Moi je suis l'atome qui se cogne le détail qui flingue tes certitudes je suis le chemin de fer qui parcourt la partie insoumise de ton cerveau et qui mène au sommet juteux sur lequel on s'appuie en laissant des traces salées d'underground suspect ah les regrets ah laisse-toi faire abandonne tout reviens à ce que tu aimais vraiment
Je suis ta came le bourrin que tu t'injectes au soleil couchant sur cette dalle de béton ton crack d'arc-en-ciel en goutte d'or je suis ta langue qui après la fête lèche goulûment le reste de mdma éparpillé sur la petite table-rambla je suis ta main violette qui cherche à tâtons l'interrupteur qui allumera la lumière blanchâtre de ton devenir
Je suis les quatre saisons réunies le monstre froid d'une matinée pluvieuse le Cerbère planqué derrière les rochers mille fois escaladés par des randonneurs aux fémurs pulvérisés la tarentule qui grimpe le long de tes jambes de feuilles mortes le vampire sadique qui revient tous les mois de mai te sucer la cervelle
Je suis le révolté criblé de balles de dettes et de mauvaises pensées qui se glisse entre les mailles d'un filet-patrie oppresseur : la bombe puissante que tu places dans ton ventre et qui explose enfin en plein c?ur de cette tour des affaires
Le Poème, je te dis ! l'Ombre inconnue qui fait le tour de ton corps !
Je suis l'entonnoir de Dante dans lequel tu te vautres en crânant : la plongée est joyeuse les parois te caressent les fesses le paysage dégouline et tes yeux de touriste en redemandent puis au bout de quelques kilomètres ça se gâte : arrivé au neuvième cercle tu dois faire un choix : si tu es libre absolument libre comme tu le prétends alors tu produiras ta propre poésie-vérité bien évidemment, mais si tu es un véritable Résigné tu ne pourras plus faire demi-tour face au mur face au miroir ne pouvant le briser correctement tu finiras par te suicider évidemment
Je suis yo soy I am JJJJJEEE SSSSSUUUUIIIIIIIS :
L'homme qui gueule plus fort que la ville ! le lac gelé qui renferme tes rêves de liberté ! le crash de cette voiture ! ce rire satanique ! cette immonde blatte ! le calcul ! le recul ! le tracé ! ce théâtre ! le Mal ! le désert ! ton chaos ! je suis ton truquage ! ton mirage ! ton horloge arrêtée ! ton ours brun ! ton bateau ! ton radeau ! je suis ton domaine ! surtout pas ton poème ! ta masure ! ton usure ! ton exercice ! ton charme ! ton caveau ! ton exhumation ! ton martyr ! ton écharde ! ton exode ! ton invention ! ton aventure ! ta force ! ne me tue pas, le Bourven, ne me noie pas dans cette baignoire ! écoute-moi ! ne me fais pas de mal ! tu le regretteras ! il est interdit d'exterminer les Ombres !
Je suis un orage terrible écoute un orage qui te broie le crâne qui te foudroie sur place
Je suis une saloperie de mythe ton compte est bon mon salopard je te brise la colonne vertébrale j'entends que dalle coincé là dans ce rade fardé je crisse mes ongles sur le zinc en lynchant des mots lugubres
Je suis une sorcière ne bouge pas ah je te tiens une roturière prostituée du cosmos paumée drôlesse une espèce de sage-femme en manque
Je suis Louise Michel la lionne je suis une ville renversée une commune un tombeau maintes fois profané, justice pour mon coeur-cratère ! justice pour mon coeur de lierre ! justice ! verve du Poème !
Je suis une usine, une fabrique de silences et de guêpes rimbaldiennes, qui filent des boutons en forme de fines diatribes contre le mensonge mais moi je ne suis pas dupe : l'humanité se prépare à déménager
Je suis le fantôme embourbé dans le réel-nausée mais la Terre est prête à m'accueillir, malgré son emploi du temps surchargé
Je suis un monde agonisant dans une baignoire
Un monde en pleine crise cardiaque
Tu me noies comme un chaton, mais laisse-moi terminer ce que j'ai à dire je t'en prie :
Je t'aime le Bourven oui je sais tu ne me crois plus
Le Poème décline comme votre société tapageuse
Faites place aux Ombres plus modernes que vous Terriens miséreux
Je suis surhumain : je ressemble à un livre fangeux dans lequel
On peut lire des ordonnances sismiques et une rengaine qui fait je suis je suis
La partie immergée de mon désespoir équivaut
À un milliard de vos tragédies humaines intemporelles et infinies
Tu ne peux même pas imaginer de quoi j'aurais été capable
Si tu m'avais laissé la vie sauve
Mais tu ne veux pas le savoir car tu es comme les hommes que tu fustiges
Tu assassines tu écartes tu enfermes les génies les douleurs les miroirs accusateurs
Suicidaire ! suicidaire ! reste seul, reste sourd !
Ha ! maintenant je vais nettement mieux
Mon enveloppe charnelle s'évapore
Mais yeux éclatent comme deux bulles de savon
Ma langue chargée s'infecte
Mes mauvaises pensées enflent
Mais je ne te hais point le Bourven
Car tu m'as donné un nom
Que j'ai saigné jusqu'à plus soif
Un nom merveilleux qui m'a permis de m'évader
Un nom qui a multiplié mon corps insondable
J'étais cette Ombre absolue
J'étais le Poème
L'Ombre aux milles visages : votre ultimatum cru
(extrait du Dérèglement, éditions Sulliver, 2009)