Sphère
Thomas Letouzé
Voilà cinq ans que je vis encore dans ce bon vieux monde, moi aussi vieux que lui, s’il me plaît de le dire. Cinq ans selon les saisons, vingt par groupes de quatre, glissant les unes dans les autres avec une ampleur sans égal qui ne m’échappe plus, comme de vastes rencontres de courants marins dont les eaux, dessinant des entrelacs invisibles, tardent encore à se mêler. Encore qu’il n’est à mon avis de saisons que le printemps et l’automne, été et hiver n’étant que leur stase ou acmé momentanés, comme des mammifères marins qui sans arrêt vont et viennent de la surface aux profondeurs. Cinq ans encore selon le calendrier, que c’est à moi maintenant de porter en avant, tant empiriquement, consignant chaque jour la nouvelle date à la suite de l’ancienne, que spéculativement, groupant à l’avance les jours en semaines et en mois. Le temps qui passe en effet ne le fait pas plus avancer que lui ne fait s’écouler le premier. Et pourtant tous deux se recouvrent, avec sagesse. Reste qu’il m’arrive fréquemment, hélas, de faillir plusieurs jours à ma tâche, décalage que j’essaie de rattraper comme je peux à l’approche des solstices et équinoxes, respectivement en guettant le moment le plus ou le moins tardif où le soleil se couche ou en mesurant l’égalité du jour et de la nuit.
Y a-t-il eu un effacement progressif de mes semblables, ce qui eût été curieux à voir, ou bien fut-ce une extinction soudaine, ce qui m’eût paru d’une certaine façon plus naturel, comme une rupture spontanée dans leur continuum matériel ? À moins qu’ils n’aient jamais existé, simples attributs de mon esprit que mon esprit aurait cessé de s’attribuer. Solution néanmoins jugée trop rapide. Toujours est-il que la veille au soir, tout semblait encore étrangement normal, je veux dire frappé de cette même obstination impénétrable avec laquelle les choses et les êtres persistaient à être ce qu’ils se donnaient pour être, précisément comme s’ils avaient été en réalité tout autre chose.
Comme je m’étonnais autrefois de toutes ces choses qui se faisaient pour la seule raison qu’elles étaient déjà sur la pente où il leur était impossible de ne pas se faire, enchaînement effarant de gestes, paroles, pensées à part soi, sans espoir jamais de rémission. Sous le crâne de chaque concitoyen couvait, sous la bonhomie la plus entendue et avec une sorte d’entêtement maniaque, tout un ordre éboulantesque du monde. C’était les fiers temps de l’état-citoyen, l’hydre aux millions de tête qui trépidait et s’enfonçait dans ses propres remous sur un air de bouffonnerie de fanfare. Mais cela se traduisait aussi à mon endroit par des bouffées occultes de réprobation générale, comme la pression exercée sur un corps qu’un organisme cherche à expulser. Dans l’air ambivalent de l’époque vibrait entre autre chose le grand sacrifice anonyme de ma petite personne superfétatoire. Dans la rue les vitrines me renvoyaient l’image d’un vieil adolescent égaré.
Ainsi allions-nous, le monde et moi, chacun selon sa voie, bon an mal an, sans faire trop de sentiment. J’avais fini par venir habiter une petite ville de province qui en valait bien une autre, où j’avais trouvé une mansarde à mon goût, donnant sur la place des postes, sans autre projet que de guetter la sorte de nécessité qui devait présider au contraste indu de mon existence, sans qu’il m’eût longtemps échappé que cette nécessité pouvait être celle même de guetter, mais alors quoi ? Je gage que je suis déjà en train de répondre.
Tout allait certainement comme il fallait que cela aille, puisqu’il en allait ainsi, ceci incluant notamment que toute la conscience citoyenne de l’humanité semblait s’être ramassée dans le sourire affable du coiffeur dont le salon jouxtait l’entrée de mon immeuble. C’était un bonhomme trapu, pourvu d’une belle moustache noire, pour lequel j’éprouve rétrospectivement la plus grande sympathie. Or chaque après-midi une heureuse envie de donner du champ à mes regards et du corps à mes pensées m’enjoignait à partir du côté de la rivière qui s’incurvait dos à la ville. Pour sortir je me glissais donc le long du mur du côté opposé à son salon afin de ne pas me faire remarquer et lui donner à penser que je ne sortais que maintenant de chez moi, livré au désœuvrement. Et si je revenais par devant en traversant la place, car il ne faut pas perdre la face, me disais-je, je me composais l’air classique de celui qui, après une journée conforme de travail, s’en retourne conformément chez lui, et je répondais à son salut par un hochement de tête qui signifiait à peu près : tous deux étant d’honnêtes gens, il est naturel que nous nous saluions, ou : puisque nous nous saluons, il s’ensuit que nous sommes d’honnêtes gens, ou que du moins nous sommes en droit de nous tenir pour tels. Mais je ne craignais que trop de ne pouvoir le tromper longtemps et qu’en quelque sorte il ne m’accordât chaque jour une espèce de sursis, avant la chiquenaude finale : « Ah, mais on ne me la fait pas, je vois bien l’espèce de blanc-bec que tu es », et de se mettre alors à parler de mon cas à ses clients et aux gens du quartier. – Et pourtant, malgré tout, je dois dire que je parvenais toujours à mes heures à me recreuser de la joie et de l’horizon, lors de mes promenades au bord de la rivière, augurant une vie trop vaste pour la peur, trop pure pour la honte.
Or donc, ce matin-là au réveil, je me rappelle l’abrupt investissement du silence, le sentiment d’une légèreté recouvrée des choses, la perception d’une vibration de dessous le silence et qui était comme l’origine et le repos en soi des choses. Hauteur, pureté, dégagement. Comme si une cloche avait été retirée du ciel, comme si l’idée même de ciel s’était dissipée, laissant passer le vide cristallin des confins, de sorte que tout l’espace sur terre et toute chose en cet espace s’étaient redisposés selon ce vide, dans ce pur espace sans distance où tout recoïncidait avec sa potentialité native d’être tout autre chose, y compris ce qu’elle se donnait pour être. Du plus proche au plus lointain je sentais l’espace d’un seul tenant, moi-même aussi proche du plus lointain que loin du plus proche, scène ouverte en moi et hors de moi d’une libre circulation des sensations où chacune, circonscrite à son champ d’opération propre, s’affirmait en même temps parmi les autres comme la fluidité même, la réserve et la transparence, sans exclusion. État premier, soupçonné de toujours, dont je savais maintenant que l’absence, cette force de repoussement mutuel dans la multiplicité des choses, n’avait été que l’ombre portée.
C’était une belle matinée d’automne ensoleillée, déjà bien avancée. Je m’habillai et descendis faire un premier tour de ville. Parcours ordinaire par la montée à gauche de la vieille tour, l’allée des platanes par derrière. Rien quant à la forme humaine hormis moi et mon ombre. Quelques chats. Revenu sur la place au bout d’une demi-heure, je m’arrêtai devant la vitrine d’un café où, face à mon image, je me tins une sorte de conférence informelle par laquelle je suppose que j’entérinais ce nouvel état de fait, étant peut-être davantage celui qui poursuivait en lui l’écho de cette image qui l’entraînait dans un en-dehors où la ville, la place, le café et ma présence à chaque instant se réinscrivaient.
Je n’étais jamais entré dans ce café. Une pendule tictaquait sur le mur du fond : déjà onze heures. Je n’avais encore rien mangé. Je pris un œuf dur sur le comptoir. Je réfléchissais assez oiseusement à ce que j’allais faire dans ce monde si mouvant dans son immobilité même, ouvert aux quatre vents. Cette multitude de l’humanité avait toujours fait d’elle une abstraction à mes yeux. Mais pris dans le jeu de la distance, c’est moi aussi qui m’apparaissais en retour comme un élément vague, différé, un être qui ne touchait aux choses que de la façon la plus aléatoire et dont l’existence ne relevait que d’un fait général qui au fond ne le concernait pas, dont il avait tout au plus à rendre compte. En matière d’humanité, je m’étais toujours figuré qu’une ou quelques centaines eussent suffi, de quoi ne pas pouvoir vraiment connaître tout le monde au cours d’une vie, sans que la possibilité en soit expressément rejetée.
Cet ordre de sentiment qui m’était classique, j’avais toujours été étonné de n’en trouver trace chez personne. Libre sur cette voie, il pouvait prendre des proportions extraordinaires. Maintenant c’est leur disparition à eux qui ne m’étonnait pas. Comme s’il s’agissait moins d’un événement que de la fin de tout événement, ou d’un événement unique ne devant plus connaître de fin, appelé à se perpétuer indéfiniment dans la génération plénière de soi. Soudain réduite à moi, l’humanité prenait une dimension irréfragable. Mon deuxième œuf avalé, c’était en quelque sorte la conclusion de ma conférence informelle de tout à l’heure.
Insensiblement, dans l’appel de vide de cette pensée, je me mis à trouver étrange la façon dont les œufs sur le comptoir se tenaient chacun sur son petit anneau chromé. Comment pourrait-il en être autrement ? me dis-je. Et sans voir comment il aurait pu en être autrement, c’est-à-dire sans cesser en même temps de le concevoir, il ne continuait pas moins à en être ainsi, c’était toute l’audace de la chose.
Sur ce j’avisai une porte dans le fond estampillée « privé ». Aller où l’on n’est pas censé se rendre et se trouver où nul ne vous suppose est un grand plaisir de l’existence. C’était maintenant ma part constante. La porte menait aux étages. C’était la pelote de ma conférence informelle de tout à l’heure dont je tirais à présent la ficelle. D’un œil alerte quoique assez distraitement et sans m’attarder, je visitais les appartements qui se présentaient à chaque palier, encore habités de la chaleur de la veille. Je m’attachais surtout à saisir au passage de menus détails : une rangée de fioles homéopathiques sur le rebord d’une fenêtre, un sèche-cheveux branché sur une télévision. Je les imagine toujours là-bas, immobiles dans la poussière, cinq ans après. Je peux y retourner si je veux, mais cette seule pensée à chaque instant m’en dispense. Menus détails, disais-je, mais dont l’anecdote attestait mieux que tout le reste ces existences limitées mais maintenant révolues et revêtues pour le coup du charme particulier de l’inconnu. Comme lorsque autrefois j’aimais à déambuler dans les cimetières, cueillant au hasard des allées noms et dates sur les stèles, me demandant avec nostalgie quel genre de personne ç’avait pu être là, dont les restes gisaient sous mes pieds, grandeur enfuie. Chairs toujours jeunes dans la mort, crânes renversés où ne brille plus le ciel de la pensée, lieu du secret perpétuellement ajourné de l’homme. Non que j’éprouvasse pour une fois le même sentiment à l’égard de mes ex-contemporains, loin s’en faut, mais je n’en ressentais pas moins, maintenant que c’était pour ainsi dire à discrétion, un attrait certain pour ces existences reléguées dans le nul et non avenu. Car la place qu’elles laissaient, elle, était fraîche, aimable et douce.
Je me revois ensuite devant la fenêtre d’un séjour au dernier étage. La place des postes avec ses mêmes platanes, sa même forme triangulaire, vue d’en face de chez moi, offrait un aspect curieusement renouvelé, à la fois plus intense et plus léger. C’était malgré tout une jolie place, grande et aérée, bien marquée de sa provincialité. Moi qui pendant deux ans l’avait vue chaque jour de mon velux, et la voici comme au premier jour de la création, confondue avec la bienheureuse innocence de son apparence. Il n’y a rien comme une ville pour présenter un tel morcellement de l’espace, une démultiplication de perspectives autour de nulle part, privées de toute globalité, où le regard prononce à chaque instant sa solitude. Du moins ce n’était plus une fatalité pour moi. Je regardai mon vasistas juste en face, de l’autre côté de la place, juste à la même hauteur, et je pensai : Des gens ici, moi là-bas, et moi maintenant ici, l’irréductibilité des existences entre elles... Il me sembla alors que l’arbitraire ou la nécessité (moins que jamais les deux ne me paraissaient contradictoires) de la forme où mon existence s’était ramassée appelaient maintenant à eux une image qui à son tour les résumait. Je regardai mon vasistas et peu à peu c’était comme si – était-ce parce que je le regardais ou était-ce pour cela que je le regardais ? – imminemment allait y apparaître une tête hirsute, les yeux fixes et hagards, avec dans l’expression quelque chose qui tiendrait, chez les règnes inférieurs, de la terreur extatique de certains insectes devant un péril imparable. Et si elle n’apparut, sinon dans l’idée de son apparition imminente, c’est peut-être que la chose restait là, tapie dans l’ombre, prise dans le gel de sa torpeur où elle se survivait.
Cette image mourut de naître. C’est alors que je décidai de quitter la ville. Moins par envie d’être ailleurs – c’était là précisément le genre d’envie que je n’avais plus à avoir – que pour prendre toute la mesure du nouvel état des choses. Le temps de redescendre je réfléchissais : Voyons, avais-je besoin de remonter chez moi ? Il y avait deux ou trois choses auxquelles j’avais toujours tenu. Mais je sentais que je ne quittais rien, que j’en emporterais avec moi les images, les saveurs, et que tout l’espace qu’il pourrait y avoir entre elles et moi m’y relierait autant qu’il m’en séparerait. Les grandes choses sont celles qui se découvrent au loin, dans la distance, je veux dire que c’est souvent quand on s’en éloigne que les choses grandissent. C’est la loi de ce qu’on pourrait appeler un espace moral. D’ailleurs je savais aussi, sans avoir à y penser, que je reviendrai, puisque, comme je l’ai dit plus haut, ce n’est pas pour être ailleurs que je partais, qu’ailleurs était déjà ici et qu’entre ici et ailleurs il y avait juste une grande respiration que je voulais prendre. Pour le reste, je trouverai ce qu’il me faut en route, me dis-je. Une carte routière ? Mais j’en trouverai une à la première station-service venue. D’ailleurs je me sentais en veine de rouler à vue.
Sur la place je repérai rapidement la vieille Jaguar marron que j’y avais toujours vue. J’avais envie d’un toit ouvrant, mais elle en avait un. Je pris la route à bonne allure. Mon idée était : le nord via la capitale. Les perspectives glissaient en arrière les unes derrière les autres dans un mouvement d’éboulis monotone jusqu’à se fondre dans la ligne idéale de l’horizon. C’était comme si de chaque côté le paysage tournait sur un immense plateau circulaire dont je ne voyais tout au plus qu’une faible part, autour d’un axe situé si loin derrière l’horizon qu’il semblait rester toujours à ma hauteur. Cela tenait autant de la navigation en haute mer que de la conduite automobile.
Paris désert en arrivant me fit l’effet d’une jeune fille endormie auprès de qui il ne reste qu’à s’étendre. Car lui aussi est une réalité vaste dont on ne peut jamais penser avoir fait le tour et qui pour cela même invite à l’oubli, au flottement, à l’errance insouciante, dans un cycle achevé qui n’appelle en soi pas de fin. J’y demeurai tout l’hiver. Je passais une partie de mes journées à rouler au hasard des rues, conduisant toutes sortes de voitures, recueillant dans l’infinité des parcours de « menus détails » – un vélo retourné les roues en l’air sur un trottoir, une libraire « Le Touzet », une impasse dite de l’Astrolabe – sur lesquels je finissais parfois par retomber avec bonheur, intentionnellement ou par pur hasard, moment que je marquais dans ma mémoire d’une pierre blanche. Ainsi la ville au fil des jours s’éclairait sous mon regard, suspendue dans le temps immobile, transparent.
Le soir je me rendais dans les beaux appartements, tantôt style ancien : tentures cramoisies, alcôves capitonnées, secrétaires marquetés, – tantôt modernes : baie vitrée, mezzanine, jacuzzi, cosy-corner, home cinema. Mais non, de bien plus modestes me contentaient tout autant, peu n’ayant su m’offrir suffisamment d’agréments pour que je ne m’y sentisse bercer jusqu’à l’aube. Et comme Saint Christophe pour patron le jour, j’avais Asmodée pour mentor la nuit, car je me découvris un attachement particulier à chercher chez mes ex-hôtes les signes plus ou moins avérés de quelque passion secrète qui eût conféré à leur âme une coloration dramatique particulière.
Toujours depuis l’enfance j’avais supposé chez autrui l’existence d’un double-fond, un monde de pensées peut-être fières, peut-être douloureuses voire honteuses, qu’un juste devoir de réserve et de bienséance enjoignait à conserver à part soi. Jusqu’à ce que, à force de rester dans l’expectative, il me faille bien admettre que non, qu’ils correspondaient assez exactement, à quelques distorsions accidentelles près – qui étaient peut-être leur meilleure part, mais dont il ne s’agissait évidemment pas de s’occuper –, à ce que leur apparence les donnait impunément pour être. Quant à moi, maintenant je peux bien le dire, cette coloration intime de mon âme, que je n’ai effectivement jamais cru bon de confier à quiconque, j’avais fini par y voir non plus seulement le sens mais la justification de mon existence et ce qui à terme me propulserait au-delà. On peut donc dire de ce point de vue que j’ai vécu à l’insu et même au détriment de mes semblables, puisque vis-à-vis d’eux je me défaussais sciemment, ce pour quoi j’en arrivais à éprouver quelque peine à leur égard, malgré ce qu’il m’en coûtait d’amertume. Mais il n’empêche, maintenant que c’était donné, moi aussi j’avais envie d’aller voir de leur côté, de goûter à la place fraîche et douce qu’ils avaient laissée, à l’ambiance de leur intimité ordinaire. Tout cela, je l’admets – ces pérégrinations circulaires, ces visites incessantes et distraites – pourrait sembler chose vaine et puérile, si je n’y percevais la marque d’un univers clos où pourtant tous les niveaux se croisent et se confondent à l’infini, et dont les signes extérieurs sont autant d’indices et de passages.
En même temps je me demandais dans la ville immense et vide si je ne finirais pas tout de même par tomber sur quelqu’un : une silhouette tournant au coin d’une rue ou en ombre chinoise derrière un rideau, des bruits de pas le soir dans l’escalier. L’attrait qu’exerçait cette question était d’autant plus certain que je savais cela impossible, justement parce que je le savais. C’était comme si, le sachant, il devenait ensuite égal qu’il en allât autrement, plus encore, comme si ma solitude rayonnante appelait en image une autre solitude auprès de laquelle, loin d’être invalidée, elle pût se vérifier et se parfaire. Ou encore comme si, dans cette interrogation, c’était ma solitude elle-même qui prenait conscience de sa perfection, alors même que c’est dans cette perfection que la pensée de l’autre devenait possible, acquerrait profondeur et sens. En tous cas c’était bien encore le genre de contradiction que mon entendement se devait dorénavant d’accueillir s’il voulait un tant soit peu rendre compte du nouvel état des choses.
Je finis par reprendre la route, peut-être emporté par le renouveau printanier ou pour être, au hasard des rues, retombé sur la vieille Jaguar. Je me dirigeais vers le nord-est, c’est-à-dire les quelques villes que je savais situées dans cette direction. Je n’avais pas perdu de vue ma destination initiale. Il m’avait toujours semblé que le vrai soleil se trouve au nord et non au sud, où il prend pour ainsi dire un tour surfait et équivoque, contrairement par exemple à une matinée d’hiver, lorsqu’il ne montre qu’un pâle disque visible à travers la brume pourtant pleine de sa clarté apaisée. Je prévoyais de gagner le Danemark via Hambourg pour de là, passant les ponts de Nyborg et Copenhague, me déverser dans les grandes pénéplaines suédoises. De fait au bout de quelques jours j’avais même remonté toute la Scandinavie et était parvenu au cap Nord, point le plus septentrional d’Europe, stoppant la voiture au bord de la falaise. Une veine de grand voyageur pour le coup. D’ailleurs quelques balbuzards aussi avaient été du voyage, comme quoi certains migraient aussi haut.
Rétrospectivement je me dis que de là j’aurais pu tenter de gagner le pôle, en bateau tout d’abord, puis à pied. Alors chaque jour j’aurais vu, marchant sur la banquise, la trajectoire accomplie par mon ombre s’arrondir loin devant, en même temps que le jour pâlir et déborder sur la nuit dans un crépuscule passant maître. Jusqu’à ce que, rendu au pôle au moment idéal de l’équinoxe (de l’automne, voire du printemps suivant), je la visse se perdre tout à fait à l’horizon et le soleil, dans son chatoiement cramoisi, rouler bas sur l’horizon opposé. Passé mon épaule droite j’aurais appelé cela la nuit, passé mon épaule gauche l’aube nouvelle. Lançons la lune dans l’écliptique, la voici qui déboule comme une bille de roulette de casino, lancée à la poursuite du soleil qu’elle rattrape tous les vingt-neuf jours, sans jamais l’atteindre toutefois puisque après avoir disparu dans son éclat, la voici déjà de l’autre côté, mince pupille, s’élançant à nouveau, charmante et prévisible comme un œil qui guigne.
À l’automne suivant j’étais de retour dans ma petite ville de province, mon logement sous les toits. Je ne l’ai pas quittée depuis. C’est ici que toutes les villes du monde, tous les lieux de la terre ont, je le sens, leur point d’équilibre. Mon vieux fauteuil rouge a fait son temps. Les pieds qui tour à tour se mettaient à branler. J’y plantais des clous. À chaque fois je me disais : Il y aura encore de la place, quand l’heure viendra d’en remettre. Finalement il a crevé par le fond. Il achève son histoire en bas, sur le trottoir, gonflé d’eau comme un crapaud. En même temps je dois dire qu’il confère une certaine dignité à l’entrée de mon immeuble. Si un quidam venait à passer par là, un lointain solitaire en vadrouille, sans doute le remarquerait-il, comme moi le vélo retourné. Je crois aussi qu’il n’est pas sans rapport avec le coiffeur et son salon, auxquels il rend hommage. J’en ai ramené un autre presque de l’autre bout de la ville, juché sur la tête. La Jaguar aussi est en bas, garée en double file. Je peux la voir par le vasistas, si je me penche suffisamment (contrairement au fauteuil, caché par la pente du toit). Mais la seule pensée de le faire m’en dispense. Elle est couverte de poussière, la pluie ne l’en lave pas mais y trace des rigoles, à croire que c’est elle qui la dépose (il paraît que ce sont les poussières du Sahara amenées pas les vents du Sud).
Cinq années aussi rondes qu’une seule seconde. Mon toit bifide navigue, douce brise en poupe, sur le ciel alterné. Penser ne plus avoir à vivre que pour toute cette présence à rendre aux choses. J’ai cheminé de chute en chute, de douceur en douceur, jusqu’à ce visage de l’absence qui n’est que la pudeur d’une trop grande présence. Un philosophe jadis a bien dû remarquer que la plénitude n’est pas un état statique mais implique, pour se maintenir comme plénitude, un constant dépassement d’elle-même, tel cependant que demeurant toujours en son sein propre et réalisant l’image de la plus parfaite pérennité. Là est ce regard dont je double le mien et le redouble dans le regarder sans fin des choses. Où ma pensée va-t-elle où elle n’est déjà ? Tout se tient dans le seul instant, seconde extasiée. L’insaisissable et le nécessaire de ce point de lumière, vide et totalité, amplitude de mon exacte identité.
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Et pourtant si, en dépit de tout cela, quelqu’un venait frapper à ma porte ce soir. Ce n’est pas impossible dans le fond. Trois coups précis, modérés, marque d’une sollicitation idéale. Voici comment je me figure la chose. Mon regard s’est levé du cahier où j’écris et tourné vers la porte, aboutissement d’un mouvement sourd des reins selon le principe du bras de levier. C’est ainsi qu’à un angle de quelques degrés fait avec le doigt pointé en l’air correspondent dans le ciel des distances incommensurables. Ma plume a stoppé net, pareille au bec d’un héron guettant le fond de l’eau entre ses pattes. J’écoute résonner en moi cette impression nouvelle, je réalise qu’en effet trois coups viennent d’être frappés à ma porte, précis, modérés, marque d’une sollicitation idéale. Je me lève et vais ouvrir :
– Peut-être trouverez-vous, au vu des circonstances, intéressant que nous fassions connaissance. Félix.
Mais ça peut être une femme, Félicia.
– Mais oui, certainement. Antoine.
Eh oui, pour Félix ou plutôt Félicia, moi ce sera Antoine.
Elle n’a pas l’air farouche, Félicia. Peut-être cela fait-il des jours voire des semaines qu’elle m’a repéré et qu’elle m’observe de loin, dans la rue ou près de la rivière, le temps de se faire une opinion à mon sujet. Elle a le charme simple d’une femme vive et sans malice. Je lui cède le fauteuil.
Nous bavardons, mais si tranquillement, comme en marge de nous-mêmes, sur un plan où nous assistons à nos paroles plus que nous ne les prononçons. Car déjà ou peu à peu, ce n’est plus elle au-dehors qui me requiert mais je la sens s’animer en moi, prendre de l’ampleur et devenir quelque chose de plus en plus clair et précis mais dont les limites en même temps s’estompent, comme si sa personnalité se doublait de l’impersonnalité pure de sa présence pour s’y confondre. Un tout en soi qui, me débordant par le centre, me livre à la périphérie, à l’épaisseur infinitésimale de ma présence réduite à la transparence d’une sensibilité extrême.
Et comme je sens sa présence en moi, je sens qu’elle aussi sent ma présence en elle : présence intensément fluide et lointaine qui me revient là-bas, que je ne perçois que par une sorte de miroitement, aussi insaisissable pour moi qu’impérieuse pour elle, bien que ne résultant que de la stricte nécessité de nos êtres en présence, de la façon dont je prends forme et vie dans son regard, et qui d’une certaine manière lui confère (à Félicia) une certaine ascendance sur mon existence.
– En effet, me dit-elle, cela fait des semaines que je vous observe dans la rue, imaginez, vous marchiez, vous croyant seul au monde, le sujet unique, mais moi je vous regardais, toute votre existence que vous croyiez propre à vous en réalité tournait autour de la mienne comme son objet privilégié, non pas démentie ni même relativisée mais simplement repoussée dans le lointain d’une image, d’une fiction, d’une féerie. Et c’était ce rapport impossible et insoupçonné qui nous liait dans notre éloignement double, vous le plus pur solitaire dans l’orbe de votre existence parfaite mais rejetée à l’état de pure image, moi la plus pure solitaire sur la cime extrême de la vision que j’avais de vous.
Et moi qui la croyais sans malice.
Et comme je sens qu’elle sent ma présence en elle, je sens qu’elle aussi sent que je sens sa présence en moi, sous une forme inconnue d’elle mais qui pourtant ne répond qu’à la nécessité de notre présence l’un à l’autre et qui me fait entrer à son insu dans le jeu de son existence.
Je lui réponds qu’elle aurait pu me signifier insidieusement son existence, par exemple en m’apparaissant au loin à un coin de rue ou sur l’autre rive, pour qu’ainsi je me croie, toujours à tort, dans la position initiale de l’observateur autour de qui son existence à elle tournerait, tournant lui-même doublement autour d’elle : redoublement de ma pureté solitaire sur la cime factice de mon regard, et de sa pureté solitaire à elle dans l’image faussement concédée de son existence. Ou bien qu’elle aurait pu se contenter de me suggérer celle-ci sans m’apparaître, en laissant de-ci de-là quelque indice équivoque, deux bouts de bois disposés de façon singulière sur le trottoir par exemple. Ou encore qu’elle aurait pu ne jamais se manifester.
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Et si Félicia était là, en ce moment, derrière la porte, hésitant à frapper. Peut-être en vérité vient-elle tous les soirs depuis des semaines voire des mois, indécise et émue, m’écoutant vivre, recroquevillée au pas de la porte, l’oreille collée au battant, tremblant à l’idée de se faire surprendre, et ne parvenant jamais à frapper malgré ses nouvelles exhortations chaque soir avant de venir, de peur de se voir repoussée et de n’avoir plus jusqu’à son dernier jour que cette seule pensée : Il n’a pas voulu me voir, il n’a pas voulu me voir. Pauvre et douce Félicia, il se peut qu’elle soit ainsi, il se peut qu’elle soit sensible à ce point ; il se peut que, rongée par la solitude, elle ait placé en moi toutes ses attentes et tous ses espoirs.
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Je nous ai laissés, Félicia et moi, dans le lagon bleu argent de notre chassé croisé intérieur. Tout un monde est passé par ce regard de Félicia, ce soir j’y passe le dernier, quelque chose de moi que j’ignore tout à fait, tout comme j’ignore quel est ce monde et la place que j’y prends, que je suis appelé à y occuper aussi nécessairement que si elle m’avait été assignée de toute éternité.
Je regarde sa main posée sur l’accoudoir, je m’attends à ce que tout à coup elle prenne feu ou bien se détache et tombe avec fracas comme une pierre, mais elle n’en fait rien, fidèle au flot de vie dont elle participe depuis que Félicia est Félicia. Témoin inassermentable.