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Acte I scène 1

Isabelle Grier

Il n’y a rien que des champs, assez secs et caillouteux. Le vent souffle. Un couple arrive au terme d’une marche visiblement longue.

L’HOMME : C’est là.

Il lit à haute voix l’acte de vente
 

« Le notaire maître Machin certifie par le présent acte sous signé par les parties prenantes, ayant donné leur consentement librement et en connaissance des lois en vigueur, qu’à compter de la date de la signature de l’acte M et Mme Gressin sont les légitimes propriétaires du terrain situé au 58 route des lilas, dans la localité de Saint Gentil les Vallons, représentant une surface constructible de 102 m2…»

 

LA FEMME : On sera bien ; regarde, il n’y a pas de voisins proches. Quel silence ! Quelle paix !

 

On entend le bruit tonitruant d’un camion qui freine à proximité.

Entre le premier déménageur

DEMENAGEUR 1 consultant une fiche, l’air dubitatif : M et Mme Gressin, 58 route des Lilas , Saint Gentil les Vallons ?

 

L’HOMME et LA FEMME : Oui !

DEMENAGEUR 1 : C’est bien ça, Maurice. On décharge !

 

L’HOMME : Faites bien attention !

LA FEMME : Tout est neuf, n’allez pas rayer le frigidaire !

Ils guident les déménageurs dans leurs allées et venues.

L’HOMME : Le lit, voilà, le lit conjugal… mettez le là pour le moment. Chérie, notre chambre sera orientée au sud n’est ce pas ?

La FEMME : Sud, sud est. C’est ici

 

Pendant que les deux hommes déchargent, guidés par le mari, la femme s’éloigne de quelques pas.
Face au public :

LA FEMME : Il en faut, du vide, pour commencer à construire quelque chose de nouveau ! Ce carré de terrain, sur lequel rien ne pousse encore, est notre page blanche à nous. Il m’effraie un peu pour le moment. Il y fait froid. Le vent souffle sans que rien ne lui fasse obstacle. Et cette solitude… L’agence immobilière disait que bientôt le quartier serait des plus dynamiques. On a vu des champs sauvages devenir en quelques années des petites villes grouillantes. Nous serons les pionniers de cette transformation. Mais il va falloir frayer avec le vent quelque temps encore…

 

L’Homme l’interrompt : Dis chérie, ce meuble, il était dans la liste de mariage ?

LA FEMME : Non, ça ne me dit rien. A quoi peut il bien servir ?

 

L’HOMME : C’est sûrement un coup de ton beau frère. Il faut toujours qu’il cherche à se distinguer. Je ne sais même pas dans quel sens ça doit se placer.

 

LA FEMME : Tiens, en attendant, on peut le poser dans le coin du salon.

 

L’HOMME : Quel coin ? Quel salon ? Il n’y a rien là, chérie.

 

LA FEMME : Là, le mur qui sépare le salon du couloir qui mène aux vécés ! C’est à dire au niveau de ce petit chardon là. Ce qui fait qu’ici, il y aura un coin, où cette… chose peut être rangée, sans qu’on la remarque trop, surtout quand on aura décoré un peu les murs..

 

L’HOMME dubitatif : les murs…

 

Les déménageurs pendant ce temps portent toujours le meuble, ils s’impatientent..

LA FEMME : Au fond, près du sofa, il sera aussi bien. Laissez le par là.

 

L’HOMME en aparté : Cela fait deux semaines que nous sommes mariés. Nous avons rêvé une petite maison, simple et solide, faite de briques rouges. Demain, je poserai la première pierre.
C’est curieux, je la vois déjà, notre maisonnette. Il suffit d’un brin d’imagination. On l’a si souvent rêvée. Je n’aurai qu’à me laisser guidé par l’image que nous nous en avons faite.

LA FEMME : Les déménageurs s’en vont. -Nous voilà seuls- Dans quel carton peuvent bien être les draps ?

Elle dresse le lit.

Les meubles sont disposés de telle façon qu’ils préfigurent déjà les différentes pièces de la future maison. La femme est dans la « chambre » alors que le mari déballe des bibelots dans le « salon ».
Au bout de quelques minutes, il la rejoint.

 

LA FEMME : Non !! Chéri, non !!

 

L’HOMME : Qu’est ce qu’il y a ?

 

LA FEMME : Tu traverses les murs ! Allons, il faut qu’on s’habitue dès maintenant à emprunter les portes.

 

L’HOMME : Les murs… les portes…

 

LA FEMME : C’est comme si nous venions d’aménager dans un appartement. Il faut un temps d’adaptation avant que nos pas nous guident seuls d’une pièce à l’autre. C’est alors qu’on est vraiment chez soi. Quand on se lève la nuit pour faire pipi et que dans un demi sommeil on se retrouve assis sur les cabinet sans même se rappeler avoir fait le chemin. C’est simplement une question d’habitude. Recommence !

 

Elle fait mine de faire pivoter une poignée imaginaire, l’homme sort de la « chambre », prend le « couloir » d’un pas hésitant, et s’arrête sans savoir où se trouve la porte du salon.

 

L ‘HOMME : Et si on mettait un rideau, plutôt qu’une porte ? C’est chaleureux, un rideau.. Un voile un peu vaporeux, dans les teintes orangées, qui donnerait une touche joyeuse à la pièce – et au couloir aussi…

 

LA FEMME : Ou on pourrait peindre la porte en orange. Ça préserve quand même mieux l’intimité, quand on recevra du monde.

L’homme fait un effort pour imaginer la porte, fait pivoter la poignée et entre dans le salon.

 

LA FEMME : Tu étais trop à gauche !

 

L’HOMME : Un rideau…

 

Il fait demi tours et répète la même opération pour rentrer dans la chambre en respectant l’emplacement des portes -détours insolites au milieu du rien parsemé de meubles.

En se préparant pour se coucher, chacun parle pour soi.

L’HOMME : Demain, la première pierre… un bon ciment solide. Élèverai les murs, oui, les murs, avec leurs coins et leurs portes…

 

LA FEMME : Alors, peindre les portes en orange.. rouge.. ou les deux…

 

 

Noir.

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